Rien, ou presque...
"On mange des nèfles" l'expression est on ne peut plus juste, cela veut dire que l'on n'a rien à se mettre sous la dent.
Rien ou presque. Car en effet, une fois retirés les noyaux (toxiques) et le fruit débarrassé de sa peau âpre, il ne reste qu'un peu de pulpe juteuse et sucrée à savourer.
J'avais de la chance en cette période de disette, on m'avait offert un grand sac - trois ou quatre kilos peut-être - de ces fruits à l'aspect peu appétissant mais néanmoins délicieux.
Je m'en gavais donc toute une semaine, faisant le plein de vitamines A et de calcium dont j'avais certainement besoin sans avaler grand chose d'autre. Une sorte de cure qui malheureusement s'acheva avec le dernier fruit dont je considérais le noyau à regret.
Je décidais de le garder et de le planter dès que j'aurais trouvé un logement définitif. Il m'accompagna encore quelques temps durant mes déménagements successifs, bien protégé dans une petite boîte que je n'égarai point, moi qui habituellement éparpille et perds mes affaires avec tant d'insouciance et de désinvolture.
Enfin, un jour vînt ou je le plaçais dans un petit pot rempli de terre sur la margelle étroite de ma fenêtre de cuisine.
Et il poussa. Il poussa vite, bien, plein de vigueur, sans la moindre attaque d'insecte, sans la moindre maladie infantile, content de se trouver en suspend en plein centre ville. Un costaud. Les feuilles apparaissaient, le tronc frêle s'épaississait, il fut changé une, deux, trois fois de pot jusqu'au jour ou il ne contînt plus sur le rebord de la fenêtre.
Madame S. eut la générosité (fort intéressée) d'accueillir l'adolescent exubérant sur sa grande terrasse. L'exposition plein sud, un contenant enfin à sa taille le firent exploser de vitalité. Là encore, il fut rempoté plusieurs fois, m'arrachant les reins à chaque opération. L'envahisseur étala ses branches, atteignit le plafond en quelques mois si bien qu'il en arriva à occuper une très grande place, empêchant son hôtesse de profiter pleinement de sa terrasse.
Il fut décidé de lui accorder son indépendance en le laissant vivre sa vie là ou était sa place : en pleine nature. Madame V., amie de madame S. avait un jardin et cherchait justement un néflier. Celle-ci vint le chercher avec une estafette dans un premier temps, mais l'estafette ne suffit pas à contenir le monstre et quelques jours plus tard, nous vîmes la fragile jeune femme au fin visage de porcelaine négocier comme un rien l'entrée problématique de la résidence de madame S. au volant d'un gros camion de déménagement.
Depuis, le néflier malingre qui grandît sur un petit rebord de fenêtre citadin s'épanouit généreusement quelque part à flanc de maquis dans un beau jardin sur la route de Cargèse.
Voilà, une petite histoire de nèfles, une petite histoire de rien, ou presque.