La baignade des martinets
L'équipage instable arrivait, un peu brinquebalant, à petit pas mesurés.
Un homme tenait d'une main une très vieille dame, de l'autre un petit chien sans marque précise qui tirait obstinément sur sa laisse. Une fois passés devant l'espace des balançoires colorées réservées aux enfants, ils traversaient la grande place des joueurs de boules pour atteindre, tout au fond, un banc de pierre sous les pins.
L'homme installait la vieille dame, lui donnait une petite tape protectrice sur l'épaule et poursuivait son chemin vers la ville.
Il n'était guère plus de 6 heures du matin. Un homme, que l'on appelait "le fou" sortait alors de sa voiture garée près du trottoir où il avait dormi, s'étirait, regardait autour de lui, ravi du soleil et du monde qui s'éveillait doucement et filait en chantant à tue-tête piquer une tête dans l'eau qui bordait la place. il en ressortait rapidement, s'ébrouait comme un chien joyeux et tirait du coffre de sa voiture un tee-shirt propre qu'il enfilait.
De multiples cicatrices ourlant son crâne apparaissaient, là ou les cheveux n'avaient pas repoussé, vestiges d'accident ou d'opération, on ne savait pas. En gestes désordonnés, poussant de petits cris aigus assez inquiétants pour qui ne le connaissait pas, il entamait une séance de gymnastique saccadée, puis un long monologue sans signification.
La vieille observait le rituel depuis son banc, semblant parfois s'endormir. Elle était belle, dorée et sereine comme le sont souvent les gens de la campagne à la fin d'une longue vie au soleil. Enfin, le "fou" arrêtait ses gesticulation et se figeait face à elle.
Un long hurlement signalait le départ d'un autre rituel, celui que la vieille dame attendait, celui pour lequel elle avait si longtemps et si péniblement marché dans la poussière d'été.
Le "fou" se dirigeait alors vers la fontaine muni d'un grand seau qu'il remplissait d'eau claire, puis revenait, titubant sous le poids, zigzaguant à sa fantaisie pour en déverser le contenu dans une ornière creusée sur le chemin de terre battue.
Une vingtaine de martinets piaillant surgissait alors tels des flèches bruyantes, survolaient la marre et finissaient dans l'eau, joyeux et chahuteurs. La vieille dame se redressait, ses yeux rieurs allaient des oiseaux à ceux du" fou", qui, tapait des mains et hurlait de joie en la voyant sourire.
Et puis un jour la voiture garée le long du trottoir disparut et l'on ne revit plus jamais ni vieille dame, ni martinet sur la place vers 6 heures du matin...