Le poète pouèt- pouèt
Les dîners n'étaient pas toujours très marrants chez la tante, j'avais hésité un moment à sa proposition.
"Mais si, allez viens, ça va te plaire tu verras. Il y aura certains de mes étudiants- artistes et puis...une surprise!" m'avait-elle dit en gloussant.
J'avais cédé et pris le train pour passer avec elle le réveillon de Noël à Strasbourg.
Elle avait mis les petits plats dans les grands pour recevoir la douzaine de personnes que nous étions autour d'une table classiquement ornée de tous les bidules dorés et bougies que l'on ne sort fort heureusement qu'en cette occasion festive.
Le changement d'assiettes, chacune par ailleurs fort peu garnie comme à l'habitude chez elle, valsait à un rythme étourdissant tandis que je songeais déjà, en me débattant avec un bout de viande nerveuse, à la vaisselle post réjouissances.
La conversation battait son plein comme on dit, aidée par le champagne et divers crûs prestigieux qui eux nous étaient généreusement distribués, à peine nos verres vidés.
La surprise trônait en bout de table en la personne d'un écrivain poète d'un âge certain, dernière trouvaille dont la tante venait de s'enticher. C'était un petit bonhomme mince, un peu vieille France, couronné d'une toison blanche lui tombant sur les épaules, façon "artiste pianiste" et qui encadrait un visage au nez bourbon que la tante admirait en se pâmant, la bouche en coeur, impudiquement roucoulante.
Le poète ne disait pas grand chose, régnant de façon bougonne sur le petit peuple que nous étions, les étudiants et moi, moins subjugués que perplexes sur cette nouvelle et inattendue fantaisie amoureuse de notre hôtesse. Il laissait à la tante, perpétuellement pendue à ses lèvres pour en recueillir le nectar poético-verbeux, le soin de nous traduire ses messages rimés dans le liquide depuis si longtemps alcoolisé de son inspiration que nulle rose n'y aurait jamais éclos.
Les dernières bouchées d'une bûche épaisse et lourde à décourager le plus fier des coupeur de séquoias canadien avalées, la tante se leva, joignant comme pour une prière, ses deux mains sous sa poitrine pour annoncer, émue, la suite du programme.
Nous étions conviés à transporter nos chaises autour de la cheminée -flamboyante- du salon pour écouter le poète dans son oeuvre maîtresse: la Vie de Jésus... en vers.
Résignés, nous nous exécutâmes la mort dans l'âme, il y eut quelques réflexions à voix basses, quelques regards désespérés, d'autres sournoisement jetés vers la porte d'entrée...
Quelques uns osèrent décliner l'invitation, prétextant le devoir de visite auprès de vieilles personnes alitées, en cette veillée pieuse, d'autres parlèrent de messe, tandis que d'autres encore se faufilaient pour fumer une cigarette sur le perron, reculant ainsi le mauvais moment à passer, inévitable. Nous étions pris au piège.
Mais la tante rameuta prestement ce qui restait de la petite troupe d'oiseaux effarouchés qui s'égaillait malencontreusement dans sa maison et nous nous retrouvâmes, anéantis et ahuris devant l'épaisseur de feuillets couverts de la fine écriture du grand homme qui commençait déjà à déclamer sur le ton dramatique et théâtral qu'empruntaient autrefois les grands acteurs du répertoire classique. Un irish coffee taille XXL accompagné d'un cigare puant qu'il posait à même le délicat petit guéridon en acajou assistaient l'artiste dans son emphase et embuait petit à petit son auditoire soumis.
J'avais par chance annexé l'un des rares fauteuils de la pièce et prenais mon mal en patience en piquant de petits roupillons troublés par le regard insistant et lourd de reproches de la tante qui me surveillait, la bouche pincée.
Je ne saurais dire comment se termina cette joyeuse soirée, je finis tout de même par m'endormir à poings fermés, mes vingt ans me rendant insouciante de la violente scène suivie d'une leçon de bienséance que j'essuierais dès le lendemain matin... en même temps que la vaisselle.
On me raconta cependant un peu plus tard qu'il fallut emmener le versificateur prolixe se coucher à plusieurs, enivré qu'il était sans doute de tant de beauté contenue dans son oeuvre grandiose.