Erreur sur destinataire

Publié le par almanito

Une fois par semaine, j'accompagnais ma mère à la grande ville. Je détestais ces sorties obligatoires assorties de longues marches où je m'efforçais de suivre son pas rapide à travers les avenues et les rues commerçantes, entrecoupées d'heures interminables dans les magasins. Elle m'attendait, un peu exaspérée, à chaque traversée de chaussée en me sommant de ne pas lambiner, m'attrapant une main que j'essayais pourtant d'enfouir dans la poche de mon manteau.

Puis un jour, elle décida de me laisser à une dame tenancière de brasserie, de sa connaissance. J'avais pour mission de confiance de suivre le trottoir depuis la voiture en stationnement jusqu'à l'établissement et de passer l'après-midi en compagnie de la très - en tout cas à mes yeux - vieille dame. Le programme n'était guère plus alléchant que celui de courir derrière ma mère pendant des heures, mais il fallait bien en passer par là, être polie et respectueuse sur consignes formelles.

La brasserie était vaste, et je devais traverser une immense salle séparée de chaises et de banquettes fleurant la bière et la limonade avant de retrouver, tout au fond, celle que tous les gosses appelaient "la mémé". Il fallait monter trois marches pour recueillir comme une bénédiction le baiser de la dame juchée sur une chaire d'où elle surveillait et haranguait son monde en vrai despote: une pléiade de garçons en vestes blanches, zélés et obséquieux qui saluaient chaque client en s'inclinant avec déférence.

Par son opulence d'une part, cachée, pensait-elle, par la juxtaposition de plusieurs jupes bleu marine qui lui descendaient jusqu'aux chevilles et d'invraisemblables châles aux violents ramages de couleurs criardes, par sa voix de stentor d'autre part qui portait jusqu'à la terrasse pour houspiller ses serveurs, elle m'impressionnait lourdement et le moins que l'on puisse dire est que je me sentais toujours dans mes petits souliers vernis - ceux qui font si mal aux petites filles qu'on souhaite bien élever, sans doute pour les punir à l'avance de quelque incartade enfantine. Ajoutons à cela une bouche largement peinte d'un rouge corrida qui m'aurait dégoûtée à vie de la viande saignante que l'on imposait aux enfants à l'époque pour le bien de leur santé, si ce n'était déjà le cas.

J'avais droit à une grenadine fadasse et à un bonbon et passais ainsi des heures à observer les allées et venues stylées des garçons en jouant avec les capsules qu'ils laissaient sur une tablette en inox en attendant le retour maternel.

Je remarquai un jour sur le petit trajet que je suivais "comme une grande" pour me rendre au café, une devanture qui m'éblouit. Comment se faisait-il que ma mère ne se fut jamais arrêtée devant ce magasin? Je découvrais des merveilles comme je n'en avais vu nulle part, de sublimes objets représentant des fleurs, en céramiques de couleurs sombres moirées de bleus, d'indigo, d'émeraude et de mauves dont certaines étaient même ourlées de délicates dorures...

Naturellement j'ignorais à quel usage étaient destinés ces ornements mystérieux que je trouvais si séduisants, mes parents étant peu enclins aux promenades dans les cimetières.

Je passais de plus en plus de temps à chaque fois devant la vitrine qui m'enchantait, me repaissant de tant de beauté ignorée apparemment de tous car je remarquais que le magasin était toujours vide, m'étonnant de l'indifférence des badauds qui ne jetaient pas un oeil à la fabuleuse exposition L'envie d'entrer me taraudait mais l'obscurité intérieure de la boutique m'intimidait et je n'y distinguais aucun vendeur accueillant.

Cependant, la fête des mères était proche et un jour, le coeur battant, munie de tout mon courage et de quelques pièces glanées à droite à gauche, je me décidai à franchir le seuil de la caverne d'Ali Baba. Un homme grand et sec, blanc comme un linceul me demanda, un peu interloqué ce que je voulais. J'exprimais, les yeux brillants, mon enthousiasme passionné pour les trésors qu'il vendait et déclarai vouloir acquérir une pièce. L'homme blême alla farfouiller dans son arrière boutique et revint avec une petite fleur violacée délicatement pailletée de rose entourée de feuilles anthracite dont l'une était ébréchée et me la tendit: "Ca te va?" J'acquiesçai, le feu aux joues, proposai mes sous qu'il refusa gentiment en m'ouvrant la porte pour me voir déguerpir. Le bel objet était assez petit , ce que je regrettais, mais il avait l'avantage de contenir dans ma poche.

Pour m'assurer du succès de mon cadeau, je tirai ma mère devant le magasin funéraire en sortant de chez la mémé, ce soir là, m'attendant à une réaction extasiée de sa part: "Mais quelle horreur ma pauvre chérie! Tu trouves cela joli, comment peux-tu avoir si mauvais goût?!" s'exclama t-elle en m'expliquant à quoi servaient ces objets.

C'était raté.

La semaine suivante, jugeant qu'elle était en effet dans un état plus proche que ma mère pour l'apprécier et avoir en avoir l'utilité rapidement, je déposai le précieux présent dans les mains de la très très vieille mémé....

Inutile de préciser que la fin de la soirée fut tragique une fois rentrées à la maison.

Erreur sur destinataire
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N
Tu nous suspends littéralement à tes descriptions et atmosphères émouvantes !!<br /> Faudrait en faire des court-métrages !!!!
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A
Trop gentil, Nalo, merci:)
P
Quelle sympathique façon de raconter cette histoire Alma. Les adultes oublient presque toujours les humiliations qu'ils ont subies enfant et les font subir à leurs enfants... <br /> Ton histoire me rappelle une anecdote dont j'ai fait une nouvelle. Une élève qui avait offert un dessin pour la fête des mères : c'était un cercueil ! Inutile de te dire qu'elle a elle aussi prit une raclée !
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P
Disons que pour elle c'était quand même un peu une façon inconsciente de régler ses comptes... C'est même encore plus glauque. Mais la façon dont elle racontait l'histoire était irrésistible ! <br /> Quant à la mort, je crois qu'une vie ne peut suffire à faire le tour de la question... <br /> Bises
A
Pauvre bichette! C'est drôle et atroce en même temps:) Je crois que tous les enfants se posent des questions sur la mort à un moment donné, mieux vaudrait leur en parler mais nous, adultes, n'avons peut-être pas fait le tour de la question...<br /> Merci Pascale.
M
Comme toujours, je lis avec plaisir tes récits... parfois folkloriques :-) Merci de ta visite chez moi. Je dois t'avouer que je ne vois aucune publicité sur ton blog ni sur le mien non plus d’ailleurs... pour la bonne raison que j'ai un module complémentaire de Firefox &quot;Abdock plus&quot; qui supprime les publicités (très efficace). Seulement voilà... les visiteurs qui n'ont pas ce module voient les publicités. J'ai visité le blog de Telos ce matin... elle quitte Overblog pour cette raison... je comprends son choix. Donc, affaire à suivre ! @+
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A
Je vais peut-être le quitter aussi: on ne peut pas exiger de nos lecteurs qu'ils installent tous Adblok sur leur ordi. Je vais voir en septembre cependant, si le fait de prendre une formule payante arrangerait du même coup tous les NOMBREUX problèmes que j'ai avec OB. C'est en fait à cela qu'ils veulent en arriver. Mais je suis en train de regarder Ekla de près tout en sachant qu'un jour ou l'autre, ils en viendront aussi à la pub.
L
une bien étrange histoire. Un salut de Bratagne où les Caphys se prélassent au soleil malgré tout ce qu'on peut dire de ce pays
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A
La Bratagne :) c'est imper et une mer, sympa comme endroit:))
C
C'est très drôle! Un très bon récit, beaucoup de plaisir à le lire. Merci Almanito.
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C
Tu croyais bien, mais malheureusement même les meilleures choses ont une fin.
A
Merci Cardamone, je te croyais en vacances...
W
Vous écrivez par petites touches de sentiments,couleurs et odeurs,vous peignez des lavis de vie,j'aime beaucoup.<br /> Merci pour vos commentaires ,pour vous une bise de baie de Somme.
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A
Vous voyez cela avec l'oeil du peintre et quel peintre! <br /> Merci de votre passage Wally et une bise de Corse, alors!
I
J'aime beaucoup parcourir les cimetières, je trouve certaines décorations magnifiques. <br /> Je comprends qu'un enfant puisse trouver une fleur de cimetière très belle et soit époustouflé par ces rutilants objets. C'est dommage que tu n'aies pas été comprise, le monde des adultes est bien souvent insondable.<br /> Très belle narration alma.
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A
C'est sûr, ce sont des locataires peu bruyants! Vu comme ça...<br /> Non pas vraiment compris toute l'ampleur de ce que représente la mort, mais tout de même, le fait que j'ai jugé que la mémé en aurait besoin plus vite que ma mère...
I
Avais-tu vraiment compris la signification malgré l'explication ? <br /> J'aime le silence alors obligatoirement, j'apprécie ces lieux :)
A
C'est parce que ma mère m'avait expliqué à quoi servaient ces décorations florales: ça a été pris pour de l'insolence que je la donne à la &quot;mémé&quot;:))<br /> Pour ma part, j'ai horreur des cimetières, ça me fiche la chaire de poule;)
S
Et voilà comment les enfants perdent leur spontanéité.
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M
Ho Alma j'adore et c'est tellement touchant... que moi j'ai cru tout de suite à ton histoire! je les aime bien ces fleurs !!! les enfants sont souvent mal compris pourtant il y a des mots tous simples... bonne soirée Alma
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A
Elle est tout à fait vraie, une histoire de logique enfantine qui ne se pose pas de question. Ce sont les adultes qui sont compliqués:))<br /> Merci Mina
S
Almanito, tes mots non plus n'ont vraiment rien perdu de leur charme, entraînant inlassablement vers des histoires toujours &quot;pleines de coeur&quot; et qui mettent délicieusement le nôtre en haleine !!!<br /> <br /> Que j'aime cette histoire rappelant presque trait pour trait la mienne par son premier paragraphe !<br /> <br /> Pour le reste, j'avais plus de chance que toi puisque ma mère adorait les cimetières et qu'elle m'y emmenait très souvent !<br /> <br /> Les yeux d'un enfant décèle des merveilles là où les yeux blasés d'un adulte ne voient rien ...!<br /> <br /> MERCI pour ce magnifique texte qui, en dépit de la fin que l'on imagine, fait partir sur un bel éclat de rire .........T'envoie un sourire et un bisou : sabine.<br /> <br /> (Je n'ai pas encore réellement commencé mes flâneries sur les blogs qui représentent pour moi de vrais &quot;instants-délices&quot;....Je reviendrai donc lire tes autres écrits très bientôt , je l'espère éperdument !)
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A
Contente que ce texte t'ai plu, et surtout amusée, merci Sabine
L
Les articles que je publiais dans la revue du Club Alpin Belge, dont j'ai fait partie durant près de 25 ans, étaient appréciés.On aimait mon style et la manière légèrement décalée avec laquelle j'abordais la montagne. Raison pour laquelle, petit à petit, je devins le &quot;nègre&quot; des présidents de sections provinciales puis du président général en rédigeant les discours qu'ils devaient prononcer lors des Conseils d'administration et des Assemblées générales. On me demanda ensuite d'écrire les éloges funèbres des membres disparus (vieillesse ou accident) et, parce qu'on me trouvait une belle voix grave, de les dire dans les églises (les mosquées, les synagogues, les funérariums). Puis, comme tout &quot;journaliste&quot;, afin de n'être pas pris au dépourvu...et lorsque j'avais le temps, j'ai commencé à écrire ces encensements &quot;ante mortem&quot; quand j'apprenais, par exemple, que telle madame ou tel monsieur allait s'engager dans une paroi difficile ou dans une expédition qui comprenait un risque certain. La proximité de ma maison avec une célèbre école d'escalade belge incitait bon nombre de grimpeurs à venir se sustenter et s'abreuver chez moi. Ce jour-là, sur mon bureau, s'étalait le brouillon du discours que je prononcerai éventuellement aux obsèques de Daniel B. qui devait partir dans le désert du Sahara pour y apprendre à voler en deltaplane. Il arriva chez moi et, après les salutations conventionnelles, me demanda s'il pouvait téléphoner. Il revint assez pâle de mon bureau, me disant que c'était &quot;gentil&quot;, ce que j'avais écrit à son propos.... Jamais, je pense je ne me suis senti aussi mal à l'aise. Heureusement, il avait l'esprit fin et nous rîmes.<br /> Malheureusement, il s'est tué dans le Sahara, en apprenant le deltaplane... et j'ai dit le discours, lors de la cérémonie. <br /> Beau texte, Alma. Au fait, as-tu reçu &quot;La dernière fois&quot;? Amitiés.
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A
Excellent!<br /> Rien reçu: le tri postal est en grève depuis plus de deux mois, on reçoit de temps à autre le courrier, au compte goutte. Merci en tout cas, je n'étais pas au courant:)
L
Moi j'aime beaucoup les cimetières. Il est vrai que le décor y est souvent très kitch, mais pour des yeux d'enfant c'est extraordinaire ! Les adultes ne comprendront jamais rien !!!<br /> Très bon récit, Alma, bravo.
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A
Il n'y a pas plus borné qu'un adulte :) d'ailleurs, ils ne savent pas ce qui est beau!<br /> Merci Louv'
E
J'adore ton histoire mais à un moment donné, je l'aurai bien détournée pour que la fillette et la tenancière de la brasserie passent de merveilleux moments de débauche sans que la maman en ait le moindre soupçon ;-)
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A
:)) je dois dire, puisque l'histoire est vraie, que dans ce cas, sous ses airs autoritaires, la maman se serait certainement jointe à la partie de rigolade aussi, malgré tout.<br /> Merci pour cette autre version, je l'écrirai peut-être un jour, pourquoi pas;)
J
Jolie histoire qui sent le vécu.<br /> Bonne journée
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A
Du vécu 100%, c'est pour ça que c'est drôle...
J
Les enfants n'ont pas d'a priori et n'accordent pas de l'importance aux choses selon leur fonction... nous ferions bien de les imiter...<br /> Un texte très agréable à lire et très profond...j'ai aimé.<br /> Belle et douce journée
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A
Désolée Jackie, j'ai zappé ton commentaire! Il faut dire que depuis qu'OB ne me signale plus les com' de mes lecteurs, c'est pas simple...<br /> Nous ferions bien de garder des yeux d'enfants, oui, tu as raison.
C
Très jolie histoire ... un enfant ne voit pas les choses de la même façon qu'un adulte ! Pour avoir ' fréquenté &quot; ce genre de boutique au début de l'année je dois reconnaître que pour un enfant c'est très gai toutes ces fleurs multicolore qu'on voit dans les vitrines ! Et je comprend le désir que tu as pu avoir d'en offrir une ...<br /> Très belle journée !<br /> Grosses bises<br /> Cathy
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A
Je crois qu'à l'époque, elles étaient encore plus moches que maintenant. Elles ne donnaient pas dans la sobriété en tout cas. <br /> Bonne journée Cathy
E
délicieuse histoire, tellement bien racontée
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A
Merci Emma
S
Jolie histoire, vivante, à hauteur des yeux d'un enfant. Confidence : moi aussi, quand j'étais petite et qu'on me traînait au cimetière, je trouvais très jolies certaines décorations....
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A
Heureusement, les goûts évoluent.<br /> J'avais une amie qui fauchait les petits anges du cimetière en douce...
P
J'adore ce genre de choses venant d'un esprit d'enfant, et incompris par les esprit des adultes formatés par la société.<br /> Bien relaté, mais tu as du partir avec une grosse déception.<br /> Belle fin de soirée
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A
Grosse raclée oui!
C
Voilà ces fameuses fleurs que tu admirais tant ! j'avoue les trouver très belles aussi, contrairement aux fleurs en plastique. J'imagine la tête de la mamy... de quoi mourir tout de suite de saisissement :-)
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C
pffff :-))
A
Oui, c'est la première chose qui vient à l'esprit:))<br /> Elle est marrante ta petite histoire, tu devrais en faire un billet!<br /> Un de mes petits cousins attendait impatiemment la petite soeur qui était sur le point d'arriver. <br /> Il voulait à tout prix qu'elle s'appelle Charlotte. C'est un très joli nom mon chéri a dit sa maman mais on ne va pas transformer ta soeur en gâteau. Le nom de famille était Brossard...
C
En tapant mes courriers, je repensait à tes roses &quot;sublimes&quot; et à notre attachement lorsqu'on est enfant aux horreurs magnifiques. Cela m'a rappelé, dans le cadre du bon goût, que je tannais Maman pour savoir pourquoi elle ne m'avait pas appelée &quot;Marie Rose&quot;, je trouvais ça incroyablement beau... Et invariablement, Maman me répondait &quot;Ah non ! c'est de l'anti-poux !!!&quot; :-)) Au royaume du kitch les enfants sont rois !!!
A
Maintenant je les trouve affreuses, on a parfois des goûts et des choix bizarres quand on est petit...<br /> C'est moi qui ai failli mourir ce soir là:)))
N
Histoire vraie ou inventée ? En tout cas, superbe récit et la chute extra. Merci !<br /> Je te souhaite une bonne soirée, meilleure que celle passée par l'héroïne de ton histoire ;-)
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A
Histoire vraie...hé oui...<br /> Bonne soirée à toi, merci.
C
Après tout, elle était faite aussi pour être offerte, cette petite fleur des cimetières.<br /> Un beau récit, à la Romain Gary.
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A
Que puis-je avoir en commun avec Romain Gary sinon une mère protectrice et pas commode du tout en effet...<br /> Merci Carole