Maldonne, la suite
Les longues mains fines d'Albert étant peu adaptées au dur labeur ouvrier, il dégota à droite à gauche de menus travaux d'écritures dans quelques officines parisiennes. Louise de son côté avait aménagé dans un coin de l'appartement pourtant exigu, un petit atelier de couture qui remportait un succès certain auprès des grandes familles du boulevard Saint Germain, afin de compléter les salaires misérables de son époux.
Elle confectionnait de fastueux trousseaux pour ces demoiselles de la haute société dont elle ne verrait jamais plus que la porte de service lorsqu'elle livrait son précieux travail, accompagnée de Jeanne, sa fille ainée, qui en garderait toujours un sentiment d'admiration mêlé à celui d'une profonde injustice.
Ils ne roulaient certes pas sur l'or, mais l'un dans l'autre, ils arrivaient à manger à leur faim, ce qui n'était déjà pas si mal dans ce Paris des "années folles" où le petit peuple souffrait, ce Paris en mutation où se côtoyaient de manière flagrante, grosses fortunes et misère noire.
Un hasard bouleversa cependant la vie d'Albert, le jour où, s'arrêtant pour saluer une vague connaissance à la terrasse d'une brasserie, il fut entraîné dans une partie de cartes "un peu intéressée" qu'il gagna aisément, tout comme il gagna toutes les manches. Fort du petit pactole qu'il venait de remporter, Albert fit quelques emplettes en rentrant d'un pas allègre chez lui et les petits cadeaux furent accueillis avec une joie sans mélange par la tribu peu habituée à tel luxe.
Albert, tout à sa bonne fortune, remercia intérieurement les bons docteurs de Berck qui l'avaient si bien soigné tout en lui apprenant à jouer si habilement aux cartes et dès le lendemain, il songea en regardant ses jolies mains soignées à renouveler l'expérience au plus tôt.
Puis au fil des victoires qui s'enchaînaient si facilement, il s'enhardit à fréquenter des cercles de plus en plus sérieux, et à affronter des adversaires de plus en plus coriaces. Ses soirées au début y furent consacrées, puis ses nuits et enfin tout son temps. Il abandonna sans regret les travaux de gagne-petit pour jouer et la vie de la petite famille en fut transformée. Il acheta de beaux meubles, des vases signés, de la vaisselle fine, la vie devenait si belle, si facile qu'on chantait souvent dans le petit appartement. Chaque grande victoire était dignement fêtée, on dansait, on sortait et on régalait même les voisins, on mangeait mieux et l'on inscrivit la petite dernière dans un cours très en vogue à l'époque.
Puis, naturellement, les jours sombres vinrent, insidieusement. Albert ne perdait pas tout le temps, bien sûr, mais cela lui arrivait de temps en temps. Ces jours-là, il rentrait la tête basse, silencieux, renfrogné et c'est un ainsi que commencèrent les va-et-vient des meubles placés "au clou", qu'il récupérait les jours fastes avec une joyeuse inconscience tout à fait confondante.
Prudente, Louise reprit ses travaux de couture et Jeanne, du haut de ses quinze ans décréta du jour au lendemain qu'elle n'irait plus à l'école, préférant aller fabriquer des emballages près de la place du Combat qu'elle fréquenta assidument durant toute sa jeunesse ouvrière.
Albert cependant ne baissait pas les armes, tout au contraire. Il avait tant gagné que la chance allait forcément revenir, et le seul fait de sentir les cartes glisser entre ses doigts au fond de sa poche le rendait fébrile et rosissait ses pommettes. Jeanne observait son père dans ces moments-là et lui jetait des regards noirs. Il baissait la tête, nerveux, puis lui plaquait un baiser sur la joue en murmurant un "pardon" honteux accompagné d'un petit sourire timide qui la faisait fondre et filait, presque heureux, sûr de sa bonne étoile.
La chance ne revint pas.
Un soir de janvier, Albert perdit. Beaucoup. Beaucoup plus que ne valaient les beaux meubles de l'appartement.
En sortant de la salle de jeu ce matin-là, Albert, à moitié fou, se souvint d'une petite officine où il avait travaillé autrefois et de son patron, un juif bienveillant qui lui avait donné son estime et sa confiance. Albert commit ce jour-là, l'impensable, ce que la famille appellerait bien plus tard "une indélicatesse" pour répondre aux questions des enfants une génération plus tard.
Une fois son vol accompli, Albert retourna régler sa dette d'honneur puis traversa la Seine en longues enjambées pressées. Jeanne l'attendait, toute pâle près de la cheminée dans les premières lueurs du petit matin, comme chaque fois qu'elle pressentait un mauvais coup du sort. Elle comprit immédiatement qu'un désastre était arrivé. Son père baissait les yeux, refusant son regard et enfournait rapidement quelques affaires dans une valise noire.
Des mois passèrent, Albert avait filé en Belgique, le temps de se faire un peu oublier. Son ancien patron juif, par compassion pour Louise et pour les enfants, peut-être aussi parce qu'il aimait bien le pauvre Albert, n'engagea aucune poursuite, ce qu'il ne regretta pas quelques années plus tard, lors des sordides évènements que l'on connait.
Albert entra dans une entreprise de colportage belge qui l'envoya vendre des vêtements de peaux fourrées dans les Vosges qu'il parcourut presque tout le temps à pied, vêtu de son seul complet veston, allant de ferme en ferme fourguer sa camelote aux fermiers les plus aisés.
Il rentra quelques mois plus tard à Paris, mais ses pérégrinations, si pénibles furent-elles, lui firent entrevoir d'autres horizons. Il revint avec le goût des voyages et de la liberté.
Le soir où il rentra enfin chez lui, Albert savait déjà qu'il repartirait.