L'école
C'était son premier jour d'école.
A une époque où le premier souci de la société n'était pas encore de formater les enfants dès le plus jeune âge, Lison avait pu jouir d'une liberté presque totale jusqu'à ses huit ans, qu'elle atteindrait quelques jours plus tard, tout en respectant l'âge légal d'y faire ses premiers pas.
Elle ressentait une vive curiosité pour la chose mais les préparatifs matinaux à la hâte et surtout ce tablier qu'on lui avait fait enfiler par dessus ses vêtements comme un sac informe ne lui avaient rien fait présager de joyeux. C'est comme ça, avait dit maman un peu agacée, à l'école, on met un tablier...comme tout le monde!
Comme tout le monde... Lison inspecta le vêtement inconnu dans la glace. Deux grandes poches carrées plaquées sur les côtés, un petit col plat, une rangée de boutons bruns, trop large, trop long, maman avait prévu qu'elle grandirait. Bleu, il était incontestablement bleu. Pas bleu ciel, non; ni bleu marine, non plus...un peu gris peut-être? Lison cherchait dans sa mémoire ce qu'elle connaissait qui put ressembler même de loin, à un tel bleu et ne trouva pas. Il était bleu...tablier, voilà. Autre nouveauté qu'elle ne devrait jamais perdre et promener partout avec elle: un cartable, de la même couleur que les boutons du tablier, renfermant un cahier quadrillé - "à l'école, tu as intérêt à écrire sur les lignes et pas n'importe comment" avait prévenu Violaine du haut de ses treize ans qui avait ajouté en imitant maman: "fini les fantaisies, ma belle!", et un crayon à papier qui sentait bon le bois frais quand on le taillait. Et Lison partit pour son premier jour de classe la tête loude de recommandations, partagée entre l'inquiétude et l'envie de découvrir un nouveau monde.
L'école n'était pas du tout comme elle l'avait imaginée, avec un grand préau au fond d'une cour bordée de longues bâtisses. Non, son école était en fait une maison ancienne reconvertie et blanchie à la chaux, à laquelle on accédait par un escalier extérieur, cinq ou six marches en pierres. Une petite cour boueuse devant et sur le côté, en contre-bas, un jardinet séparé d'une simple rampe en fer qu'il était interdit de franchir, puis en face une rangée de cabanons de guingois, dressés provisoirement à la va vite dans les années d'après- guerre, et qui étaient restés, plus ou moins branlants et tristes.
Lison prit place au fond de la salle , près de la porte, à côté d'un cancre notoire nommé Pierrot, qu'elle ne connaissait pas mais en lequel elle se reconnut immédiatement. La pièce était assombrie d'un vieux parquet presque noir qui ne séchait jamais après le passage matinal de la femme chargée du nettoyage. La maîtresse, que Lison trouva très vieille, trônait derrière un bureau en hauteur, engoncée dans une blouse blanche, baguette en main. Lison apprit à ses dépens au cours de cette matinée mémorable que l'objet servait autant à obtenir le silence qu'à taper sur les épaules ou sur les doigts des récalcitrants et des étourdis, découvrit aussi ce que voulait dire "aller au coin", mains dans le dos sans bouger, puis cette nouvelle expression: "lanterne rouge" habituellement donnée aux derniers du peloton du tour de France, dont elle fut affublée du premier au dernier jour de l'année par la maîtresse qui n'avait de cesse de la couper de ses divagations intérieures.
A la fin de la récréation, Lison n'ayant cependant pas encore mesuré toutes les conséquences qu'impliquait cette rétention forcée et profitant du chahut général, fila discrètement sur le chemin du retour. Prestement retenue dans sa fuite par une main ferme, elle expliqua calmement qu'elle s'ennuyait et préférait rentrer à la maison, ce qui lui valut une seconde fois d'aller " au piquet", synonyme de "au coin", lui signifia t-on en hurlant.
Dos tourné à la classe et le coeur gros, Lison ressassait amèrement ses gros malheurs en attendant la levée de la punition, tout en s'amusant à gratter d'un ongle le plâtre écaillé du mur lorsqu'un bruit incongru venant d' entre les rangées de petits bureaux la firent se retourner. La collation d'une petite camarade prenait le sens inverse de façon fort inopportune et Lison, encore ignorante de tous les us et coutumes en vigueur à l'école dont on lui avait pourtant dit tant de bien, fut stupéfaite d'entendre la classe entière, au signal de la très respectable maîtresse-à-qui-il-fallait-toujours-obéir, entamer une horrible litanie chantée sur trois notes obsédantes en direction de la petite malade: "La honte, la honte, la honte..."
Demain la suite?
Filez! C'est la récré!