Le trophée
Le printemps était revenu et avec lui la Saint Isidore, date de la fête annuelle du village. Sur la grand- place, on avait installé une estrade pour le traditionnel discours du maire et tout au fond, une piste de danse pour le bal du soir sous un chapiteau d'où sortaient déjà les flonflons des accordéons. Des baraques encombrées de pacotilles bon marché s'agglutinaient contre les hautes façades blêmes des maisons sous des ribambelles de fanions tendues entre les platanes.
Quelques transactions entre paysans venus des campagnes éloignées avaient encore lieu, rassemblés en conciliabules secrets autour d'un ballon de gros rouge, mais la fête avait déjà perdu sa vocation agricole dans ces années galopant frénétiquement vers la modernité.
Petit- jean passa raide devant les stands de sucreries qui regorgeaient de barbes à papa, de nougatines et de beignets. Petit- Jean était venu pour le manège et il tirait son père dans sa direction. C'était un petit gars tout rondouillard, "il pousse en largeur", disait Jean-grand, son père, désemparé par ce rejeton timide et peu débrouillard en qui il ne se retrouvait pas enfant. Les yeux brillants, le gamin grimpa sur un petit cheval tout fatigué et triste de couleur mastic, le plus usé et fané de tout le manège. Petit-Jean, d'année en année, s'obstinait à choisir ce petit cheval décrépit que les autres gosses dédaignaient. Il le caressa doucement, reconnaissant sous ses doigts la vieille blessure qui avait emporté une partie du museau et examina en soupirant la nouvelle estafilade qui endommageait le flanc de l'animal. Petit-Jean s'était attaché à ce petit cheval qu'il retrouvait, le cœur battant, qui lui ressemblait un peu avec sa tête baissée. Petit-Jean rêvait de l'emmener avec lui en lui parlant doucement tandis que la machine tournait dans la musique abrutissante et les cris des autres enfants.
A l'extérieur, son père hors de lui s'époumonait: "Jean, bon sang, attrape la queue! Jean! La queue de Mickey! Allez!" Les gens autour de lui rigolaient de voir ce petit garçon indolent parfaitement indifférent au jeu et félicitaient leurs propres bambins vifs et habiles. Une compétition implicite s'installait entre eux, paysans des environs, et Jean-grand qui se sentait supérieur sous le fallacieux prétexte qu'il travaillait, lui, dans des bureaux. Ce petit con est en train de me ridiculiser devant ces bouseux, rageait-il, et les bouseux devinant le fond de ses pensées en rajoutaient en quolibets goguenards tout en l'observant du coin de l'œil.
Reprenant conscience du monde réel en entendant les adjurations furieuses de son père, Jean se souvint de la séance de l'an passé. Il n'avait pas réussi à l'attraper, cette fameuse queue de Mickey que tous les gamins se disputaient âprement. Et son père s'était fâché. Il l'avait secoué au point de le faire tomber, avait crié et l'avait puni. Mais Petit-Jean n'y pouvait rien, il était toujours étranger à tout ce qui déchaînait l'enthousiasme de ses camarades et il avait honte de régulièrement décevoir son père. Toujours en retard d'une lune, la tête pourtant en permanence dans les nuages, il était un incapable, voilà, ce qu'il était. Il vit le regard noir de son père et son visage livide des mauvais jours.
Après plusieurs tentatives infructueuses, il parvint à décrocher la queue de Mickey qu'il envoya comme un cadeau en direction de son père, en grand vainqueur triomphant.
Au tour suivant, son sourire s'effondra en découvrant le nez ensanglanté de son père venant de recevoir la boucle métallique du trophée tant attendu en pleine poire.
Et petit-Jean, reprenant brutalement pied avec la réalité pressentit la proche torgnole et porta instinctivement la main sur la partie la plus charnue de sa petite personne.