La culotte de Nanette
On vient de terminer le repas, les femmes se sont contentées de soustraire aux mouches les reliefs de melons raclés jusqu'au vert et ont abandonné la vaisselle dans l'évier.
Les plus jeunes sont couchés et on s'éparpille de son mieux dans la maison devenue trop petite pour contenir la famille réunie. Il fait lourd, c'est un de ces après-midi de chaleur étouffante, attendant l'orage dans la moiteur d'une atmosphère pesante. Chacun économise ses gestes et ses paroles et s'avachit sur le premier siège venu en prenant, façon de dire qu'on ne dort pas, un livre ou un magazine qu'on laissera tomber sur son ventre en s'assoupissant malgré soi.
Le grand-père a installé son journal à cheval entre les lattes des persiennes fermées pour essayer d'occulter les rais du soleil qui tentent de s'insinuer et s'est installé, le dos droit sur la chaise, jamais en position d'abandon, près de la cheminée ou le chat, pantelant, les yeux mi-clos étale son corps efflanqué sur son marbre frais.
Lola passe comme une ombre dans la pièce, glisse un regard triste entre les interstices des volets. Le jardin semble figé dans l'attente, lui aussi. Les petites fleurs tendres du massif grillent sous un ciel d'un bleu électrique, trop uniforme vers lequel les branches de pins tendues semblent implorer de l'eau. Aucun pépiement d'oiseau, la vie s'est arrêtée en plein jour au grand désespoir de la fillette. Des ondes de chaleur montent de l'asphalte surchauffé sur la route qui file devant le portail. Lola voudrait sortir, regarder le phénomène de plus près, peut-être s'assurer que ses yeux ne la trompent pas...
-"Est-ce qu'il est mort?" demande t-elle en considérant le chat, oubliant qu'elle devrait être couchée.
-"Laisse le chat tranquille et fais comme lui: va dormir Lola!"
-"Mais il ne respire plus!"
"-Lola! Pour la énième fois, va te coucher!"
"-J'ai encore faim!"
-......
-"Je peux aller dehors?"
-"Est-ce que quelqu'un peut faire taire cette enfant?"
-"J'ai VRAIMENT faim!"
-"Lola, il n'y a que toi pour avoir faim aujourd'hui, tu as avalé un quart de poulet, de la salade, un gros morceaux de gâteau aux noix, plus la part de ton frère. Avec ça tu as de quoi tenir jusqu'à ce soir. Maintenant va faire ta sieste."
Elle contemple l'assemblée d'adultes alanguis avec consternation. Les hommes comme les femmes dans leurs robes à bretelles, ruissellent dans leurs maillots de corps. L'oncle a posé sa pipe sur l'accoudoir du fauteuil et la frôle de son poignet à chaque fois qu'il tourne une page de son livre. Elle s'en saisit et la pose sur la table basse, attend une réaction, un remerciement qui ne vient pas.
-"Je m'ennuie!"
-"Tricote!"
-"Je sais pas...qui c'est qui m'apprend?
Une cousine se dévoue pour lui monter le premier rang et lui montre le point mousse." Comme c'est facile! Donne, donne, j'ai compris comment on fait." La petite s'empare des aiguilles et s'applique, assise par terre, les pommettes enflammées en tirant la langue. A chaque rang terminé, elle fait le tour de la pièce pour faire admirer son travail. C'est bien,, c'est bien soupirent les adultes au bord de l'exaspération. C'est bien mais que vas-tu faire de ce tricot? demande la douce tante Céline qui a pitié de ce petit bout de femme aux yeux fiévreux si fière de ce morceau de laine bleu lavande mité de mailles sautées et tout humide entre les petits doigts gluants de sueur.
-"Je fais une culotte pour Nanette" décrète t-elle, le visage résolu, comme après avoir pris une grave décision.
Nanette est une pauvre chose grise, à mi-chemin entre l'ours et la souris, totalement dépourvue de poils, râpée, si usée qu'on voit la trame de son corps flasque. Lola l'a ramassée un jour sur un chemin de promenade, échappée d'une poubelle, et l'a ramenée à la maison pour l'installer à côté de sa jolie poupée de Noël dont elle s'est depuis complètement désintéressée pour se consacrer à cette chose malaimée qui a eu tant de peines. Lola est ainsi, elle rapporte des cailloux malheureux, de petites pommes de pins souffreteuses, des plantes jetées, tout un petit monde triste et abandonné qui a besoin d'elle.
Maman s'agite soudain:" Arfff.. " Depuis quelques temps, elle avait constaté avec soulagement que Lola délaissait l'ignoble peluche délavée, on entendait moins parler des malheurs de Nanette, on ne la voyait plus apparaître trônant dès le petit déjeuner, sale et désespérante, entre les bols et la casserole de lait chaud, alors tout à l'heure, en jetant les pépins de melons... lâchement...
Lola surprend l'échange muet entre sa mère et tante Céline qui se lève brusquement. Elle la retrouve dans la cuisine, en train d'essuyer la pauvre Nanette qui a absorbé le jus des fruits sucrés. La gamine console, rassure la pitoyable chiffonnette qui n'a décidément pas de chance en sanglotant bruyamment. L'orage éclate soudain dans un fracas qui fait trembler les murs, affole les coeurs et Lola s'endort, enfin, la tête posée sur la table, tenant fermement la Nanette dans son petit poing poisseux.
Clin d'oeil à K!