La quille
Georgette Fabiola Broufflard, doux prénoms qu'elle devait d'une part à son papa grand admirateur de l' homme politique siégeant au PCF, et d'autre part à sa maman fervente lectrice de "Point de vue image", cessa toute relation romantique avec l'épicier du coin de la rue, Ali-Samuel ainsi prénommé, prétendait-il, car trouvé emmailloté dans ses langes, deux jours après sa naissance, pile-poil au milieu de la frontière israélo-palestinienne, dès lors qu'elle eut quitté son job d'adjudant-chef à la caserne de B.
Après avoir remisé tenues de camouflage "Ghillie suit", rangers, et uniforme, elle s'offrit un petit voyage d'agrément à travers l'Europe, son Beretta 951, en poche, seul compagnon réellement fidèle qu'elle acceptât à demeure dans sa vie.
Ayant constaté que le Danube n'était pas bleu, que la tour de Pise pliait mais ne rompait point, vu la Scala di a Santa Regina, vécu des amours aussi tumultueuses que brèves avec un diplomate Hongrois et baillé d'ennui sur le lac Léman, elle rentra dans sa banlieue avec une idée plus précise sur les contradictions du monde. De ses déceptions - et il y en eut: le jour où elle s' y trouva les choucroutiers munichois faisaient grève - ceci n'étant qu'un exemple parmi les nombreuses déconvenues inhérentes à tout voyage non organisé, me direz-vous, et de ses emballements enfiévrés, elle tira la conclusion qu'il lui fallait désormais construire sa vie de façon utile.
L'achat d'un westy qu'elle appela Austerlitz la contraignant à de quotidiennes promenades dans la forêt jouxtant son domicile, lui firent faire la connaissance d'une flopée de solitudes qui entretenaient leur spleen en tenant en laisse leurs seuls compagnons d'infortune affective. Des âmes molles, avachies par lassitude et parfois par goût personnel, malléables à souhait. L'idée germa ainsi, tout simplement sur ce triste constat au cours de ses marches songeuses: elle serait voyante.
Aussitôt le décor fut planté dans un coin de l'appartement, séparé d'un rideau de velours cramoisi: deux chaises et une table étroite, surplombées d'un aquarium dont "le géomètre" , inquiétant petit poisson aux nageoires sombres faisait, préoccupé et incrédule, indéfiniment le tour, se perdant dans le calcul improbable de son périmètre vital. Un panel d'amulettes marchandées dans un bazar à Barbès, sensées apporter fortune et bonheur aux gogos en mal d'argent et d'amour constituaient une partie du fond de commerce de "Madame Fabiola, Voyante Exta Lucide" ainsi que l'indiquait le panneau au dos de la porte palière.
La clientèle toute trouvée au cours de ses balades en forêt lui assura des débuts prometteurs, mais madame Fabiola dut rapidement convenir qu'elle n'avait pas le don, et elle eut beau goupillonner d'encens son petit local, la clientèle commença à se plaindre du peu de résultats obtenus et pire, certains demandèrent remboursement.
Georgette Fabiola Broufflard se souvint alors de son passé militaire. Lorsque l'ennemi attaque et refuse de se rendre, il faut employer la manière forte. C'est ainsi qu'elle en vint à suriner les plus virulents des mécontents, parfois en utilisant simplement la crosse de son fidèle Beretta pour les plus faibles, parfois par balles.
Les disparitions devenant nombreuses, la police commença à fouiner dans le coin de même que les journalistes. On parlait de mystère, de secte suicidaire, des rumeurs coururent. Une battue fut organisée dans les bois, à laquelle, en tant que militaire retraitée, Georgette Fabiola se joignit de bonne grâce.
Ce fut elle qui découvrit le premier corps. Son autorité et son sens de l'organisation fut remarquée par les gendarmes, qui lui confièrent une partie des opérations de recherches, ce qui lui permit de trouver encore trois macchabées dissimulés sous les feuillages. On l'interviewa à la radio, à la télévision. Sa détermination, ses stratégies d'approche, son abnégation et son courage furent salués par tous et lorsque la totalité des malheureux furent retrouvés, on la convoqua à l'Elysée pour la décorer.
-Ma chère, lui souffla le ministre en accrochant la breloque au revers de sa veste, on me dit que vous possédez quelques dons... enfin... Le Président souhaite vous rencontrer...
Et c'est ainsi que l'on prit l'habitude de voir les Louboutin de Fabiola de Broufflard, arpenter les couloirs élyséens, deux à trois fois la semaine, devenue conseillère particulière du Président.